"Un coin de table" (détail). Portrait d’Arthur Rimbaud (1854 – 1891), poète français. Peinture de Henri Fantin Latour (Fantin-Latour, 1836-1904), 1872. Musée d’Orsay. [Leemage]
Sans la fuite en Abyssinie, est-ce qu’il y aurait un mythe de Rimbaud? Sûrement pas. On n’imagine pas le voyant en "gensdelettre".
Mais l’imagine-t-on en quincaillier ou en mercier? Ce qu’il fut pourtant, à la fin de sa saison terrestre: "Je m’ennuie beaucoup, toujours, je n’ai même connu personne qui s’ennuyât autant que moi."
Là-bas fuir
Auparavant, il y avait eu l’éclosion mystérieuse d’un surdoué de seize ans, qui en paraissait douze et n’avait pas fini sa croissance (1,62 mètre la première fois que la police arrête le fugueur à répétition). Il y avait eu le "voyant" de dix-sept ans, qui, à force de lire des bouquins sur l’alchimie et l’occultisme, en avait induit son "Alchimie de verbe". De quoi stupéfier les sages poètes (Paul Demeny, Georges Izambard) qu’il prenait à témoin de ses ambitions.
Mauvais genre
"Venez, cher poète, on vous espère, on vous attend", lui avait écrit Verlaine, et Rimbaud avait débarqué chez lui, avec sa dégaine de beatnik avant l’heure, ses yeux clairs, son insolence, ses airs farouches, ses mauvaises manières (pauvre Mme Verlaine). Avaient suivi deux années d’errances, de querelles, de dèche, de fuites, de scandale. Verlaine s’y était perdu (c’est lui qui vécut sa saison en enfer). Bruxelles, Londres, Bruxelles à nouveau. Un soir, 10 juillet 1874, un coup de révolver, c’est Verlaine, excédé, qui a tiré, il est arrêté, jugé, jeté en prison. "Pitoyable frère". "Une Saison en enfer" paraît en octobre. C’est une manière de solde de tout compte.
Rinçures
Une oeuvre mince. En quatre ans tout est dit. Sortie d’où, écrite quand? Exemple: ces "Illuminations", quand les composa-t-il ? Est-ce qu’"Une Saison en enfer" est vraiment un adieu à l’écriture (et à sa première vie)? Grain à moudre pour les rimbaldiens. "Des rinçures, ce n’étaient que des rinçures", dira-t-il de sa poésie à la fin des années quatre-vingt.
Puis c’est l’errance à nouveau. Routard avant le mot, il zèbre l’Europe de ses allers-venues. Il s’engage dans l’armée hollandaise, arrive à Java, déserte au bout de deux mois. Un peu plus tard, il est chef de chantier à Chypre. Puis (mars 1880) le voilà à Aden. Faut-il dire négociant ? trafiquant?
"Mon existence périclite"
Aden, Harar. De vastes projets de trafic d’armes avec Ménelik, le Roi des Rois, qui se terminent en échec accablant. Des moments de solitude indicible, où il rêve d’avoir un fils qu’il élèverait à son idée, pour donner un sens à sa vie, "ces allées et venues et ces fatigues et ces aventures chez des races étranges et ces peines sans nom."
Sonakin, Djeddah, Massouah, Hodeidah, noms magiques des ports de la Mer Rouge qui semblent les étapes d’un chemin initiatique semé de désillusions, Aden, "ce roc affreux sans un seul bruit d’herbe", Harar, le bout de la route. "J’ai les cheveux absolument gris, mon existence périclite".
"Ma vie est passée, je ne suis plus qu’un tronçon inutile."
Un jour, il a très mal à la jambe droite, il demande à sa mère des bas à varices. "Fais ce que le docteur te dit, soigne-toi bien", dit la Mère Rimbe. Mars 1891: il faut rentrer en France, en civière d’abord, être amputé, souffrir et mourir à l’Hôpital de la Conception à Marseille, puis revenir en cercueil au point de départ, Charlestown, l’idiote Charleville. "Où sont les courses à travers les monts, les cavalcades, les promenades, les déserts, les rivières et les mers !" Entre temps, il est devenu un des "poètes maudits" célébrés par Verlaine. La légende va prendre son envol et les flots d’exégèses. Chacun son Rimbaud. Le "mystique à l’état sauvage"(Claudel), le maître à vivre (Yves Bonnefoy dira: "Je dois à Rimbaud la révélation de ce qu’est la vie, de ce qu’elle attend de nous, de ce qu’il faut désirer en faire.")
La valise
Il y a au Musée de Charleville la malle en cuir de Rimbaud, qui contint tout ce qu’il rapporta du "satané pays", quelques perles de corail, des couvertures rayées, des fioles à parfum, une fourchette, une cuillère. "Notre vie est une misère sans fin. Pourquoi donc existons-nous?"
Quelques livres
· Claude Jeancolas: "Rimbaud, biographie". Flammarion, 1999
· Jean-Jacques Lefrère:" Rimbaud, biographie". Fayard, 2001
· Enid Starkie:" Rimbaud (grande biographie ancienne)". Flammarion, 1993
· Alain Borer: "Rimbaud en Abyssinie". Seuil,
· Alain Borer: "Un Sieur Rimbaud se disant négociant… " Lachenal & Ritter, 1984
· Alain Borer: "Rimbaud, l’heure de la fuite". Découvertes Gallimard
· Alain Borer: "Rimbaud d’Arabie", Seuil, 1991
· Claude Jeancolas: "Passion Rimbaud", (livre très illustré proposant une foule de documents rares), Textuel, 1998
· Etiemble: "Le Mythe de Rimbaud", Gallimard