Par Emeline Wuilbercq (à Harar, est de l’Ethiopie)
LE MONDE Le 31.07.2015 à 06h45
« Rimbaud, Rimbaud…, murmure Shekib Ahmed Jiddawi en versant une quatrième cuillère d’un sucre sec dans sa tasse de thé. C’était un homme tourmenté ! » Assis dans un troquet, impeccable dans son costume beige, Shekib pérore sur la vie du poète qu’il dit connaître sur le bout des doigts. Pendant des années, cet ancien guide éthiopien l’a racontée aux touristes.
Nous ne sommes ni à Charleville-Mézières, dans les Ardennes, la ville qui a vugrandir Rimbaud, ni à Paris, le lieu de ses pérégrinations poétiques. Nous sommes à Harar, une ville millénaire classée au patrimoine mondial de l’humanité par l’Unesco, à 500 kilomètres à l’est de la capitale Addis Abeba. Le jeune Rimbaud est arrivé en décembre 1880, à 26 ans, dans cette cité musulmane alors sous tutelle égyptienne. Il avait abandonné la poésie pour se consacrer aux voyages en Europe, et au négoce au Moyen-Orient et en Afrique.
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« Le Harar », cette contrée inconnue et mystique, entourée de remparts datant du XVIe siècle, où l’auteur d’Une saison en enfer s’est installé à trois reprises entre 1880 et 1891, a intrigué de nombreux rimbaldiens. À l’époque, Harar était une cité glorieuse, carrefour commercial entre la péninsule arabique et le reste du royaume d’Abyssinie où l’on vendait du café, de l’encens, du musc, des peaux de bêtes.
« Rimbaud me fascine, lance Shekib en esquissant un sourire qui dévoile des dents abîmées par le tabac et le khat. Mais aujourd’hui, il n’est plus qu’un fantôme à Harar. » Ce que confirme le jeune guide Abdoul. Selon lui, le poète est un inconnu en Ethiopie. « La plupart des habitants de Jugol le confondent avec le“Rambo” de Sylvester Stallone », s’amuse celui qui accompagne quotidiennement les touristes dans ce qu’il appelle la « vraie fausse » maison de Rimbaud, un musée en mémoire du poète. Il n’a pas lu un mot de son œuvre mais il a flairé la bonne affaire, « c’est un peu notre gagne-pain ! ».
Pour se rendre dans cette demeure où le poète n’a jamais vécu, il faut traverserdes ruelles étroites aux murs de roche calcaire fixée par de la boue et peints de blanc, de bleu, de jaune et de vert, qui font la spécificité de Jugol, la vieille ville de Harar.
Le centre culturel Arthur Rimbaud est une immense bâtisse à étages faite de bois construite par un marchand indien à la fin du XIXe siècle. L’intérieur, assez sommaire, offre à voir des clichés de Harar de l’époque pris par l’Autrichien Philipp Paulitschke ou par Rimbaud lui-même. Quelques vers du Bateau ivretraduits en amharique tapissent les murs. Ci et là, des bribes d’information sur sa vie. Le conservateur du musée, Abdulnasir Abdulahi Garad, ne connaissait pas le poète quand il a obtenu le poste, il y a quatre ans. Mais depuis, il a dévoré ses biographies et aime réciter quelques vers. « La plupart de ses poèmes étaient comme des prophéties, assure-t-il. Il a vécu ce qu’il a écrit ! »

Une image controversée, des souvenirs flous
Mais les Hararis d’aujourd’hui se souviennent surtout du Rimbaud contrebandier qui a vendu des armes au roi du Choa Menelik, futur empereur d’Ethiopie, qui a pris la ville de Harar en janvier 1887. « Les seuls Hararis qui savent de qui on parle n’en ont pas une très bonne image, déplore Abdulnasir Abdulahi Garad. Ils ne gardent en mémoire que la légende noire : le trafic d’armes, les rumeurs sur ses mœurs légères et les accusations d’espionnage. »
À son arrivée comme conservateur du musée, Abdulnasir Abdulahi Garad a interrogé des dizaines de vieillards de Jugol sur ce « farendj », le nom donné aux étrangers. Certains en avaient vaguement entendu parler, d’autres soutenaient mordicus qu’ils l’avaient connu enfants, soit bien des années après sa mort. Il a tout de même retrouvé celui qui pourrait être l’arrière-arrière-arrière-arrière petit-fils de Djami Wadaï, le domestique de Rimbaud, à qui le poète français avait légué 3 000 francs avant sa mort. Mais l’homme en question, Hassan Abdurehmane, bijoutier à Harar, ne connaît rien de la vie de son « ancêtre » et préfère ne pas ébruiter la rumeur de son lien de parenté. « Je ne désespère pas,indique le conservateur du musée. Il faut redorer l’image de Rimbaud et rétablir la vérité sur sa vie à Harar. »
Le passage du poète dans cette ville est encore une énigme. En recoupant les récits des explorateurs et de ceux qui l’ont connu de près ou de loin à cette époque, les chercheurs ont trouvé des informations fiables. Mais celui qu’on surnomme l’enfant terrible n’a rien écrit sur la région, hormis un rapport sur la région de l’Ogaden pour la Société de géographie et un long article dans le journal Le Bosphore égyptien, en 1887. Un « silence poétique » que les passionnés de l’auteur ont toujours regretté. Le poète restera à Harar jusqu’en 1891.
« Le Rimbaud de Harar était un autre homme », assure Abdulnasir Abdulahi Garad. D’après le conservateur, il était devenu un vrai Harari qui s’entendait très bien avec les habitants, parlait arabe, oromo, amharique et avait quelques notions de la langue locale harari. Pas étonnant que Rimbaud y ait trouvé « son salut », comme le dit Abdulnasir, car la cité musulmane est « le repère parfait des poètes en quête d’inspiration, d’hallucination même ». « Il mâchait du khat toute la journée », suppose le jeune quadragénaire. Selon Ottorino Rosa, un contemporain de Rimbaud, le poète désirait découvrir « les effets excitants » du khat – prononcé tchat en Ethiopie – qui se consommait déjà beaucoup à Harar à la fin du XIXe siècle.

Réhabiliter le poète
Le projet de musée remonte à l’époque de l’ancien président français Georges Pompidou et du dernier empereur d’Ethiopie, Haïlé Selassié. Mais ce n’est qu’en 2000 que le centre culturel a été inauguré. Plusieurs familles qui vivaient à cet endroit ont été déplacées un peu plus loin pour faire de cette bâtisse, sans doute la plus belle de Jugol, la fausse demeure du poète. Le mythe Rimbaud est une manne formidable pour glorifier la ville de Harar. La maison attire environ 26 000 visiteurs par an, en majorité des étrangers.
À l’époque de Rimbaud, Harar était considérée comme la quatrième ville sainte de l’Islam après La Mecque, Médine et Jérusalem. C’était un centre spirituel d’enseignement soufi. Aujourd’hui, la présence mystique se joue discrètement au cœur des foyers. « C’est la spiritualité de la cité qui a convaincu Rimbaud de rester », croit savoir Muyedin Ahmed, le directeur du bureau du tourisme et de laculture de la ville. Le responsable fait allusion aux rituels zikri où les croyants prononcent continuellement le nom d’Allah en battant du tambour dans l’un des 180 sanctuaires et mosquées de la cité près desquels flotte parfois une agréable odeur d’encens. Arthur Rimbaud y aurait trouvé « une certaine tranquillité, une paix intérieure ».
« Rimbaud, Rimbaud ! Les Européens n’ont que ce nom à la bouche, fait remarquerAbdulsemmade Idriss dans son bureau en dehors de Jugol. Pourtant, son œuvre ne se résume qu’à une centaine de pages ! » S’il a du mal à comprendre l’admiration vouée au poète, l’historien a tout de même fait partie du groupe de chercheurs qui ont recueilli des témoignages d’autochtones peu avant l’établissement du musée Rimbaud. Tous sont arrivés à la même conclusion : à Harar, personne ne l’a connu ! Personne sauf un dénommé Awume Béchir avec qui le chercheur a pudiscuter peu avant que le vieil homme ne s’éteigne à 108 ans.
« Il se souvenait de lui comme d’un farendj pauvre et malade, qui vendait de la camelote, des cordages en peau de bête », relate l’historien. Loin de l’image du poète que s’en font ses admirateurs aujourd’hui. Loin des liens étroits qu’on lui prêtait avec les voyageurs et les diplomates qui faisaient halte à Harar ou encore avec le gouverneur ras Makonnen, le père du futur empereur Haïle Selassié. « La mort a surpris ses ambitions, veut croire Abdulsemmade Idriss. Sans doute aurait-il écrit des choses magnifiques sur Harar… Cela aurait sans doute davantage intéressé les Hararis… »
Emeline Wuilbercq Harar, est de l’Ethiopie